On reconnait ses marques comme autant de signatures au bas de chaque plan. Elles s’affirment au fil des films, Audiard tisse sa toile sur fond de thèmes récurrents. Un flou mesuré qui rappelle celui de Sur mes lèvres. Il filmait alors la nuque, le visage, l’oreille sourde d’Emmanuelle Devos, son appareil auditif. Il filme ici le corps amputé, les jambes de Marion Cotillard, ses prothèses. Les corps prennent une place centrale par l’importance accordée au détail, ce sont des ébauches tronquées par des jeux d’ombres.
Audiard choisit ce qu’il veut nous montrer, rien ne lui échappe. Il s’applique et s’éxecute, enchaîne des images contrôlées et justes. Lumière, montage cut, effets ralentis, importance du son, performance technique avec des effets spéciaux impressionnants ; il maîtrise son langage, on en est conscients. Le spectacle se déroule, on admire cet art de savoir disposer de la matière filmique comme on l’entend. Une maîtrise que l’on ressent également dans le jeu des acteurs : Audiard sait les diriger, les tenir sans relâche, même, c’est évident. Après un détour Hollywoodien, Marion Cotillard revient en force, le cinéma français lui va bien mieux. Puis Tahar Rahim laisse la place au nouveau prophète, car chacun des personnages principaux du réalisateur nous apporte sa bonne parole. Matthias Schoenaerts apparait comme une masse virile qui tire le film vers l’avant : la force directrice, c’est lui. Un boxeur filmé par des ralentis constants qui ne sont pas sans rappeler ceux de Raging Bull (s’agit-il d’un hommage à Scorsese ou de son influence bienveillante ?).
Dans la salle, les spectateurs se crispent par moments face à la violence assumée, créatrice, moteur d’une mécanique interne. Les silences tendus lors des scènes de sexe animal se font sentir (des scènes qui deviennent trop systématiques peut-être, on a bien compris la première fois), puis lors des bagarres sanglantes. Le sang devient un motif dans la filmographie de l’auteur : sang sur les dents et la bouche ou sur les mains meurtries le plus souvent. Les personnages se font écho : Vincent Cassel blessé dans Sur mes lèvres, la main ensanglantée du pianiste Romain Duris dans De battre mon coeur s’est arrêté, la scène du rasoir caché dans la bouche de Tahar Rahim dans Un Prophète, et ici la perte d’une dent de Matthias Schoenaerts. Une virilité castrée (chez l’homme et la femme) qui ne freîne pas pour autant, au contraire, elle motive et incite à la révolte. Les personnages sont souvent encerclés, traqués. De l’univers carcéral en fond de Sur mes Lèvres avec Cassel ex-tôlard, puis dans Un Prophète, Duris également poursuivit dans une cage d’escalier dans De battre mon coeur s’est arrêté, jusqu’aux combats de boxe illégaux dans ce dernier film. Les personnages se relèvent toujours et rétorquent. Hommes ensanglantés, bagarreurs, bourrus. Femmes aux corps lésés ; Emmanuelle Devos sourde dans Sur mes Lèvres, une femme qui ne parle pas et qui communique par la musique dans De battre mon coeur s’est arrêté, puis ici Marion amputée. Tous s’affranchissent d’un passé non pas en surmontant leurs obstacles, mais en les heurtant de plein fouet.
Un rentre-dedans qui passe par le visuel et par cette esthétique qui s’affirme à chaque film. Car s’il y avait une part d’innocence chez les personnages en marge de Sur mes lèvres, toute candeur a maintenant disparu. Audiard ébauchait son style. Depuis, la forme a mûri. L’auteur connait son monde, rien ne lui échappe, il sait ce qu’il veut dire et comment le dire, il va droit au but, confiant. Il n’y a maintenant de la fragilité que chez l’enfant. Il n’y a pas d’innocence, l’homme est animal et pourvu d’une humanité qui se travaille. Marion parle de «délicatesse». «Tu sais très bien ce que c'est, tu n'as pas arrêté d'en avoir avec moi, de la délicatesse», dit-elle. De la délicatesse Vincent Cassel en a pour Emmanuelle Devos dans Sur mes lèvres, et Romain Duris pour Linh Dan Pham dans De battre mon coeur s’est arrêté. Ça se recherche, ça demande un effort. Si l’histoire d’amour ne fascine pas, c’est parce que ce qui compte c’est la recherche de son humanité dans le rapport avec l’autre, une lutte qui devient plus nette chez ces personnages façonnés par la violence.
La plus belle surprise du film réside sans doute dans la place accordée à l’enfant. Précieux et fragile, il accompagne l’histoire. Son absence est regrettée lorsqu’il disparaît vers le milieu du film, mais on la comprend. L’enfant n’est plus là car il est absent de l’esprit de son père. Cet enfant, Audiard nous l’enlève pour mieux nous le rendre, puisqu’il revient à la fin dans toute sa puissance avec une scène d’une beauté fulgurante.
Alors, chef-d’oeuvre ? Presque. Si l’accident donne origine à l’histoire du film, il reste absent de la forme - pas d’accidents filmiques, rien n’échappe aux plans, pas de risques pris, sans doute par soucis de ne pas trop en faire, le contenu est déjà chargé, il ne faut pas tomber dans l’excès. Mais voilà, c’est trop contrôlé, trop tenu, la musique, parfois trop présente, l’usage du ralenti systématique, c’est trop de tout. Mais au final, qu’importe. On écoute Bérénice Béjo quand elle nous dit «Tais-toi» dans son discours d’ouverture du Festival de Cannes, et on remercie Monsieur Audiard de nous avoir donné un autre beau film.
Viddy Well,
P.S.: Je suis «opé» pour aller voir le prochain.
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