David Cronenberg adapte Don DeLillo et livre un film d’une
splendeur et d’une virtuosité incontestables. Je voudrais juste parler de ma
vision du film sous un angle assez spécifique. Car ce qui m’a frappé en voyant
Cosmopolis, c’est la manière dont Cronenberg réinvente le mythe du vampire et
l’adapte au XXIème siècle.
« Un rat devint l’unité d’échange » : quand le
capitalisme remplace la peste.
C’est à la peste que l’on doit le mythe du vampire. Des
malades que l’on croyait morts étaient enterrés vivants, et finissaient par
ressurgir de leurs tombes. Ces « morts-vivants » représentaient alors
une menace terrible pour le reste de la population puisqu’ils portaient en
eux la Mort Noire. C’est grâce à ses compagnons les rats, et à son sang
contaminé, que Nosferatu dissémine la peste dans le film de Murnau, comme dans
son remake par Herzog. Cosmopolis s’ouvre sur cette phrase : « Un rat
devint l’unité d’échange ». La peste du XXIème siècle, c’est
l’argent ; le capitalisme, ce spectre qui hante le monde. On le voit bien
dans le film : les rats sont partout. On les brandit dans les lieux
publics, provoquant la peur dans la foule. Les rats sont là, et ils vont semer
la mort. Face à la peur des autres, Eric Packer, lui, rit. Car c’est lui
l’ingénieur de cette épidémie, lui qui suit le cours de la bourse à chaque
seconde, qui provoque cette cassure au sein de la population. Des émeutes
éclatent : l’épidémie a bien commencé puisque l’anarchie s’installe. L’apocalypse
peut désormais se produire. Des gens s’immolent, d’autres ont le visage
défiguré par la haine. L’argent a contaminé tout le monde d’une manière ou
d’une autre. La mort rôde : le président est en ville, on a peur d’un
assassinat. Un rappeur est mort, ces obsèques font le tour de la ville. Et
Eric, lui, attend la mort : chaque jour, dans sa limousine, son médecin
vient l’examiner. Il ne cherche pas à vérifier qu’il est en bonne santé, bien
au contraire : il attend avec impatience qu’on lui annonce une anomalie
interne, quelque chose qui viendrait ronger ses entrailles. Eric veut en finir,
mais ne sait comment faire puisqu’ il est déjà mort.
Dracula du XXIème siècle.
Robert Pattinson n’est pas là par hasard. Il est aux yeux du
monde entier, l’incarnation du vampire. Alors Cronenberg le choisit pour
incarner sa version du vampire moderne et permet ainsi à l’acteur de renaître
de ses cendres. Si Edward Cullen est un faux vampire, Eric Packer, lui, en est
bien un. Dans la ville, il circule dans sa limousine-cercueil, ses lunettes
noires le protégeant d’un soleil néfaste. Il est blanc comme la mort. Son cœur
bat d’un rythme trop régulier, trop artificiel. Il parle continuellement,
analyse, explique chacun de ces gestes comme un robot. Eric n’a pas d’âme, pas
de conscience. Le spectre, c’est lui. De sa fenêtre, il observe ce qui se passe
au dehors et ne réagit pas. Ni contentement, ni culpabilité d’avoir mis la
ville à feu et à sang. Lorsqu’il tue brusquement son garde du corps, Eric se
teste : peut-il encore ressentir quelque chose d’humain ? La réponse
est non, bien évidemment. La disparition de celui qui jusque là était son ombre
ne lui fait aucun effet. Eric a l’instinct de l’animal, un instinct de tueur.
Comme Dracula se nourrit de sang, Eric se nourrit du chaos. La violence fait
partie de son monde, elle est inscrite au plus profond de lui-même. C’est
pourquoi il parvient à lire l’histoire derrière l’œil torturé de son chauffeur.
On se souvient de Joey, incarnation du mal, dans A History of Violence, qui avait
ainsi martyrisé l’œil d’un homme avec un fil de fer. On le voit également dans
sa relation au sexe, machinale, animale, qui ne lui procure aucun plaisir.
Chaque femme qu’il rencontre – à l’exception de son épouse - sera consommée. Mais aucune n’apporte sens
ou sensation. Lorsqu’il couche avec sa garde du corps, Eric reste insatisfait
et lui demande de lui donner une décharge avec son Taser. La douleur, la
sienne, semble être tout ce qu’il lui reste. Eric rejoint également Dracula
dans ce qu’il a d’aristocratique. Eric est riche, possède deux ascenseurs parmi
un nombre incalculable d’objets. En bon aristocrate, il s’intéresse à l’art. Et
veut acheter La Chapelle de Rothko. Toute La Chapelle dit-il. Et pourtant cette
acquisition lui est refusée. Car Eric fait partie des damnés. Il est un
vampire, un monstre. Sa chute est éternelle, et le paradis lui est refusé.
Le sang et la mort
C’est cette damnation, cette vie de mort éternelle qu’Eric
cherche à fuir. Il roule continuellement dans sa limousine, espérant un jour
arriver au cimetière. Très vite, il semble que seules deux choses peuvent
l’amener au salut. La première : sa femme, Elise. La beauté pure de Sarah
Gadon est éloquente : cette femme se refuse aux choses terrestres. Elle
semble jeûner quand Eric dévore, se réfugie dans une bibliothèque pleine de
vieux livres quand Eric a les yeux rivés sur ses écrans. Elise, comme la Mina
de Dracula, représente l’innocence incorruptible. Et ce à quoi Eric ne pourra
jamais accéder. La scène de la bibliothèque est en ce sens prodigieuse. Alors
que le monde mis en scène par Cronenberg est un monde de science-fiction aux
couleurs sombres et froides, le réalisateur nous propulse soudainement dans le
monde d’autrefois, où la littérature est à l’honneur. Les couleurs y sont
chaudes et rassurantes. Elise paraît enfin à sa place tandis qu’Eric se
démarque par son allure de businessman. Elise n’est donc pas la solution, il
faudra chercher ailleurs.
Eric ne s’éveille réellement que lorsque la menace contre
lui se fait plus précise. Il sait que la mort vient, et souhaite aller à sa
rencontre. Exit le garde du corps, qui aurait tué l’assassin. Exit l’arme
monstrueuse du futur : Eric ne fera mine de se défendre qu’avec un vieux
pistolet. Alors vient le face à face avec son Van Helsing : Benno Levin.
La confrontation, qui dure 20 minutes, est éblouissante. Les deux personnages
philosophent sur ce qui fait l’humain et ce qui crée la violence. Les deux
acteurs livrent des performances inoubliables. Paul Giamatti crée un personnage
à l’humanité déchirante et à la folie inquiétante. Benno, lui aussi, est
contaminé (comme le suggère la serviette qu’il garde en permanence sur la
tête). Et pour survivre, pour se sauver, il doit tuer l’origine du mal, le
spectre qui hante le monde, le capitalisme : Eric Packer. Robert Pattison
est subjuguant de justesse. Après une première partie robotique, il nous
dévoile l’humanité du monstre. Comme on empale et décapite un vampire pour
l’exterminer, il faut que la mort de Packer, et son retour à l’humanité, passe
par la violence physique. Afin d’en être certain, Packer se tire une balle dans
la main, hurle de douleur. Le voilà à nouveau homme et mortel. Sa main trouée, comme
un stigmate. « The Blood is the Life » : phrase à deux sens. Le
sang est la mort de l’homme et la vie du vampire. Mais le sang fait aussi
partie de l’imagerie chrétienne : c’est par son sang que le Christ apporte
le salut. C’est le sang du Christ que le chrétien boit lors de l’Eucharistie.
Dracula, véritable antéchrist, doit aussi verser son sang pour que l’humanité
survive. Le sang que doit verser Packer, et que l’on ne verra pas, lui permet
d’obtenir ce qu’il a si longuement cherché : la mort, et à travers elle,
son humanité. La dernière image du film est celle d’Eric, les yeux ouverts, les
larmes coulant sur son visage. Des larmes de bonheur, car il n’a plus à
attendre. La mort, « clarté vibrante de [son] horizon noir », est
là.
Viddy Well.
E.C
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