lundi 28 mai 2012

COSMOPOLIS: CRONENBERG RÉINVENTE LE VAMPIRE


David Cronenberg adapte Don DeLillo et livre un film d’une splendeur et d’une virtuosité incontestables. Je voudrais juste parler de ma vision du film sous un angle assez spécifique. Car ce qui m’a frappé en voyant Cosmopolis, c’est la manière dont Cronenberg réinvente le mythe du vampire et l’adapte au XXIème siècle.

 

« Un rat devint l’unité d’échange » : quand le capitalisme remplace la peste.

C’est à la peste que l’on doit le mythe du vampire. Des malades que l’on croyait morts étaient enterrés vivants, et finissaient par ressurgir de leurs tombes. Ces « morts-vivants » représentaient alors une menace terrible pour le reste de la population puisqu’ils portaient en eux la Mort Noire. C’est grâce à ses compagnons les rats, et à son sang contaminé, que Nosferatu dissémine la peste dans le film de Murnau, comme dans son remake par Herzog. Cosmopolis s’ouvre sur cette phrase : « Un rat devint l’unité d’échange ». La peste du XXIème siècle, c’est l’argent ; le capitalisme, ce spectre qui hante le monde. On le voit bien dans le film : les rats sont partout. On les brandit dans les lieux publics, provoquant la peur dans la foule. Les rats sont là, et ils vont semer la mort. Face à la peur des autres, Eric Packer, lui, rit. Car c’est lui l’ingénieur de cette épidémie, lui qui suit le cours de la bourse à chaque seconde, qui provoque cette cassure au sein de la population. Des émeutes éclatent : l’épidémie a bien commencé puisque l’anarchie s’installe. L’apocalypse peut désormais se produire. Des gens s’immolent, d’autres ont le visage défiguré par la haine. L’argent a contaminé tout le monde d’une manière ou d’une autre. La mort rôde : le président est en ville, on a peur d’un assassinat. Un rappeur est mort, ces obsèques font le tour de la ville. Et Eric, lui, attend la mort : chaque jour, dans sa limousine, son médecin vient l’examiner. Il ne cherche pas à vérifier qu’il est en bonne santé, bien au contraire : il attend avec impatience qu’on lui annonce une anomalie interne, quelque chose qui viendrait ronger ses entrailles. Eric veut en finir, mais ne sait comment faire puisqu’ il est déjà mort.

Dracula du XXIème siècle.

Robert Pattinson n’est pas là par hasard. Il est aux yeux du monde entier, l’incarnation du vampire. Alors Cronenberg le choisit pour incarner sa version du vampire moderne et permet ainsi à l’acteur de renaître de ses cendres. Si Edward Cullen est un faux vampire, Eric Packer, lui, en est bien un. Dans la ville, il circule dans sa limousine-cercueil, ses lunettes noires le protégeant d’un soleil néfaste. Il est blanc comme la mort. Son cœur bat d’un rythme trop régulier, trop artificiel. Il parle continuellement, analyse, explique chacun de ces gestes comme un robot. Eric n’a pas d’âme, pas de conscience. Le spectre, c’est lui. De sa fenêtre, il observe ce qui se passe au dehors et ne réagit pas. Ni contentement, ni culpabilité d’avoir mis la ville à feu et à sang. Lorsqu’il tue brusquement son garde du corps, Eric se teste : peut-il encore ressentir quelque chose d’humain ? La réponse est non, bien évidemment. La disparition de celui qui jusque là était son ombre ne lui fait aucun effet. Eric a l’instinct de l’animal, un instinct de tueur. Comme Dracula se nourrit de sang, Eric se nourrit du chaos. La violence fait partie de son monde, elle est inscrite au plus profond de lui-même. C’est pourquoi il parvient à lire l’histoire derrière l’œil torturé de son chauffeur. On se souvient de Joey, incarnation du mal, dans A History of Violence, qui avait ainsi martyrisé l’œil d’un homme avec un fil de fer. On le voit également dans sa relation au sexe, machinale, animale, qui ne lui procure aucun plaisir. Chaque femme qu’il rencontre – à l’exception de son épouse  - sera consommée. Mais aucune n’apporte sens ou sensation. Lorsqu’il couche avec sa garde du corps, Eric reste insatisfait et lui demande de lui donner une décharge avec son Taser. La douleur, la sienne, semble être tout ce qu’il lui reste. Eric rejoint également Dracula dans ce qu’il a d’aristocratique. Eric est riche, possède deux ascenseurs parmi un nombre incalculable d’objets. En bon aristocrate, il s’intéresse à l’art. Et veut acheter La Chapelle de Rothko. Toute La Chapelle dit-il. Et pourtant cette acquisition lui est refusée. Car Eric fait partie des damnés. Il est un vampire, un monstre. Sa chute est éternelle, et le paradis lui est refusé.

Le sang et la mort

C’est cette damnation, cette vie de mort éternelle qu’Eric cherche à fuir. Il roule continuellement dans sa limousine, espérant un jour arriver au cimetière. Très vite, il semble que seules deux choses peuvent l’amener au salut. La première : sa femme, Elise. La beauté pure de Sarah Gadon est éloquente : cette femme se refuse aux choses terrestres. Elle semble jeûner quand Eric dévore, se réfugie dans une bibliothèque pleine de vieux livres quand Eric a les yeux rivés sur ses écrans. Elise, comme la Mina de Dracula, représente l’innocence incorruptible. Et ce à quoi Eric ne pourra jamais accéder. La scène de la bibliothèque est en ce sens prodigieuse. Alors que le monde mis en scène par Cronenberg est un monde de science-fiction aux couleurs sombres et froides, le réalisateur nous propulse soudainement dans le monde d’autrefois, où la littérature est à l’honneur. Les couleurs y sont chaudes et rassurantes. Elise paraît enfin à sa place tandis qu’Eric se démarque par son allure de businessman. Elise n’est donc pas la solution, il faudra chercher ailleurs.

Eric ne s’éveille réellement que lorsque la menace contre lui se fait plus précise. Il sait que la mort vient, et souhaite aller à sa rencontre. Exit le garde du corps, qui aurait tué l’assassin. Exit l’arme monstrueuse du futur : Eric ne fera mine de se défendre qu’avec un vieux pistolet. Alors vient le face à face avec son Van Helsing : Benno Levin. La confrontation, qui dure 20 minutes, est éblouissante. Les deux personnages philosophent sur ce qui fait l’humain et ce qui crée la violence. Les deux acteurs livrent des performances inoubliables. Paul Giamatti crée un personnage à l’humanité déchirante et à la folie inquiétante. Benno, lui aussi, est contaminé (comme le suggère la serviette qu’il garde en permanence sur la tête). Et pour survivre, pour se sauver, il doit tuer l’origine du mal, le spectre qui hante le monde, le capitalisme : Eric Packer. Robert Pattison est subjuguant de justesse. Après une première partie robotique, il nous dévoile l’humanité du monstre. Comme on empale et décapite un vampire pour l’exterminer, il faut que la mort de Packer, et son retour à l’humanité, passe par la violence physique. Afin d’en être certain, Packer se tire une balle dans la main, hurle de douleur. Le voilà à nouveau homme et mortel. Sa main trouée, comme un stigmate. « The Blood is the Life » : phrase à deux sens. Le sang est la mort de l’homme et la vie du vampire. Mais le sang fait aussi partie de l’imagerie chrétienne : c’est par son sang que le Christ apporte le salut. C’est le sang du Christ que le chrétien boit lors de l’Eucharistie. Dracula, véritable antéchrist, doit aussi verser son sang pour que l’humanité survive. Le sang que doit verser Packer, et que l’on ne verra pas, lui permet d’obtenir ce qu’il a si longuement cherché : la mort, et à travers elle, son humanité. La dernière image du film est celle d’Eric, les yeux ouverts, les larmes coulant sur son visage. Des larmes de bonheur, car il n’a plus à attendre. La mort, « clarté vibrante de [son] horizon noir », est là. 

Viddy Well.

E.C

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